L’emprisonnement de Eva Kaili et trois autres pour l’affaire de corruption avec Qatar au Parlement européen a secoué l’Europe. Les développements d’aujourd’hui ont sans aucun doute été rapides, le parquet belge notant qu' »il existe des soupçons selon lesquels d’importantes sommes d’argent ont été versées ou des cadeaux substantiels ont été offerts à des tiers ayant une position politique et/ou stratégique au sein du Parlement européen afin d’influencer ses décisions ».
Quatre personnes ont été placées en garde à vue par l’enquêteur bruxellois chargé de l’enquête. Elles ont en fait été inculpées d’appartenance à une organisation criminelle, de blanchiment d’argent et de corruption.
Mais comment tout cela a-t-il commencé ? C’est vendredi après-midi (9/12) que le journal belge Le Soir et le magazine Knack ont révélé l’opération policière bien préparée, depuis des mois, visant un réseau de corruption soupçonné d’être lié au Qatar.
L’opération s’étant déroulée pendant la phase finale de la Coupe du monde – qui devait être une opération de relations publiques majeure pour Doha – il ne s’agit plus d’un incident de plus, mais d’une véritable bombe qui pourrait entacher définitivement la réputation de l’émirat. D’autant plus que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg…
16 enquêtes à Bruxelles
Dans le cadre de cette opération, au moins 16 enquêtes ont été menées à Bruxelles. L’enquête a été confiée au procureur Michel Claise, spécialiste des questions financières. En juillet dernier, les accusations de corruption et de blanchiment d’argent ont été discutées au sein du cabinet. Selon les journalistes du Soir : « Les enquêteurs anti-corruption ‘soupçonnent un pays du Golfe de vouloir influencer les décisions financières et politiques du Parlement européen’, promeut le ministère public fédéral. […].
De quelle manière ? « En versant des sommes d’argent importantes ou en offrant des cadeaux substantiels à des tiers qui occupent une position politique et/ou stratégique importante au sein du Parlement européen ».
L’accusation ne mentionne pas le Qatar. Cependant, plusieurs sources bien informées ont affirmé au Soir et au Knack qu’il s’agissait bien du pays hôte de la Coupe du monde.
Plusieurs personnes ont été arrêtées par la police fédérale pour être interrogées. Parmi eux, le syndicaliste lobbyiste italien, Luca Visentini, et un ancien parlementaire européen (socialiste), également italien, Pierre-Anthony Pangieri. Dans la maison de ce dernier, la police a saisi quelque 500 000 €. Des parlementaires ou membres du Parlement européen étaient également recherchés, ainsi qu’une ONG spécialisée dans la défense des droits de l’homme et présidée par l’ancien député européen Panjeri, « Fight Impunity ».
C’est bien le Qatar qui est visé…
Nous pouvons confirmer que c’est bien Doha qui fait l’objet de cette enquête.
Depuis longtemps, on le sait, on soupçonne l’émirat d’avoir acheté la Coupe du monde 2022, notamment en soudoyant des fonctionnaires de la FIFA.
Les enquêtes en cours aux États-Unis et en Suisse apporteront bientôt un nouvel éclairage sur cette affaire. Mais cette nouvelle affaire fait l’effet d’une bombe : ce n’est plus une fédération sportive internationale – dont la réputation est déjà largement entachée – qui est visée, mais la seule institution européenne dont les membres sont élus au suffrage universel.
Le Parlement européen, en effet, quelles que soient ses faiblesses, est bien le cœur de la démocratie européenne.
Au début des années 2000, le Qatar, (…) contesté pour son mauvais bilan en matière de droits de l’homme, a commencé à investir dans le lobbying pour défendre son image.
Si l’enquête du Juge Claise se développe, elle pourrait provoquer un véritable séisme. Car le Parlement européen est loin d’être la seule cible de la corruption au service de Doha. Les parlements nationaux, les médias, les universités, les institutions internationales sont également des « sujets d’intérêt » pour la balistique du Qatar.
Le lobbying depuis 2000
C’est ce que nous a révélé ces dernières heures un détective privé spécialisé, entre autres, dans les affaires de corruption (et qui, pour des raisons évidentes, ne peut parler que sous couvert d’anonymat) : « Au début des années 2000, le Qatar, mis en cause pour son mauvais bilan en matière de droits de l’homme, a commencé à investir de plus en plus dans le lobbying pour défendre son image. Mais à l’époque, les méthodes utilisées restaient assez standard. Doha est passée par de grandes sociétés de relations publiques, à Paris, Londres ou New York, pour atteindre les journalistes et les décideurs. Les discussions se font autour d’une table dans un grand restaurant et les amitiés se nouent lors de séminaires ou d’événements culturels de haut niveau à Doha, où sont invités divers experts. Rien de trop classique, en somme, même si moralement discutable… »
Mais lorsque l’idée de proposer l’émirat comme hôte de la Coupe du monde a commencé à changer les pratiques. Écoutons notre chercheur : « Le lobbying traditionnel donne des résultats, mais il est lent. Et soudain, le facteur temps est devenu essentiel pour Doha. C’est alors que, en marge des manœuvres habituelles, des actions clairement corrompues se sont développées… »
De la « diplomatie Rolex » aux enveloppes de billets…
Il est clair, nous dit-on, que le Qatar a dépensé « énormément d’argent » pour s’attirer la sympathie : « dans certains pays, dont la France, des journalistes travaillant pour de grands quotidiens ont été approchés et certains ont été « persuadés » ; des députés ont également commencé à recevoir des cadeaux.
Puis vint la « diplomatie Rolex » : les amis potentiels des Qataris se voyaient offrir, par exemple, des montres ou des bijoux de luxe pour leurs épouses ou leurs petites amies. Mais on peut considérer ces cadeaux comme une hospitalité arabe traditionnelle. Puis les choses sont devenues beaucoup plus sérieuses et des enveloppes contenant de l’argent ont commencé à circuler… »
L’enquête dira (ou pas…) d’où venaient les 500 000 euros découverts à Bruxelles et à quoi ils servaient. Mais notre expert émet une hypothèse : « Il est raisonnable de penser que le détenteur de cette somme a agi comme « trésorier » du réseau.
C’est à lui de le redistribuer au mieux. Un membre du Parlement européen reçoit un salaire de 7 316,63 euros après déduction des impôts européens et des cotisations de sécurité sociale, mais certains États membres imposent encore un impôt national. Un membre du Parlement recevra un peu moins de 3 000 euros. Imaginez ce que certaines personnes, une minorité bien sûr, seraient prêtes à faire pour une enveloppe de 10.000, 20.000 ou 25.000 euros… »
Cette histoire de Bruxelles n’est que la partie émergée de l’iceberg. Parce que la corruption qui a été mise au jour s’étend également à de nombreux États membres. Cette « diplomatie corrompue » est développée, entre autres, par Paris, l’une des principales capitales « toilettées » par Doha. Cette fois, ce ne sont plus les géants de la communication qui sont à l’œuvre, mais de petites entreprises créées par d’anciens hauts fonctionnaires ou des journalistes ayant de très bonnes adresses. C’est à eux de décider qui approcher et de discerner qui peut être « persuadé », bref, acheté, pour défendre les intérêts et l’image de Doha.
Ce mécanisme est d’autant plus efficace qu’ils peuvent parfois compter sur le soutien, pas toujours innocent, de grandes entreprises européennes – souvent, mais pas toujours, des géants de la construction – qui ont des intérêts au Qatar (les pays du Golfe sont l’un des derniers Entorados pour les travailleurs du béton…).
Enlevez une seule feuille et tout le château s’écroule…
« En clair, conclut notre expert, on a commencé par payer des journalistes pour qu’ils oublient leur déontologie et fassent la promotion du pays ou, à tout le moins, pour qu’ils ignorent ou minimisent certaines informations qui pourraient lui nuire ». Puis, informés par le succès de l’opération menée à la FIFA, les corrupteurs ont commencé à approcher les hauts fonctionnaires et les élus… »
Ainsi, le 24 novembre, le Parlement européen a adopté une résolution cruciale sur les droits de l’homme dans le contexte de la Coupe du monde. Mais dans le même temps, le Parlement européen a reconnu que l’Émirat avait indemnisé certains travailleurs travaillant sur les sites de la Coupe du monde et victimes d’abus salariaux par le biais du « Fonds de soutien et d’assurance des travailleurs » et a exigé « qu’il couvre tous les travailleurs concernés, y compris ceux qui ont subi d’autres violations des droits de l’homme ».
Très peu alors. Mais que le Parlement admette que le Qatar fait un effort pour défendre les travailleurs exploités (ce qui est tout de même incroyablement cynique) et qu’il montre une certaine confiance dans les autorités locales pour résoudre ce type de problème est déjà très satisfaisant pour Doha.
Si l’enquête suit son cours, (…) elle pourrait porter un coup majeur à la corruption du Golfe.
Mieux encore, lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde, le commissaire européen (et vice-président de la Commission), Margaritis Schinas, a gracieusement déclaré que le Qatar « mérite un succès mondial grâce aux réformes qui ont été mises en œuvre ». Nous croyons que nous rêvons.
C’est peut-être le frein qui sera activé par certaines autorités nationales pour empêcher l’enquête du juge Claise si elle est menée en dehors des frontières belges. À l’heure où, en raison d’une pénurie de gaz et de pétrole russes, l’Union européenne doit trouver de nouveaux fournisseurs, qui voudrait vraiment faire du tort au Qatar ?
En revanche, si l’enquête suit son cours, elle sera longue et difficile, mais elle pourrait porter un coup majeur à la corruption émanant du Golfe, car tous ses réseaux, à tous les niveaux, sont interconnectés et, surtout, proviennent des mêmes sources. Enlevez une seule feuille et tout le château risque de s’effondrer.
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